À l’occasion de la sortie de son premier long-métrage « Sleep » le 21 février, nous avons eu la chance d’interviewer Jason Yu, jeune réalisateur sud-coréen très prometteur ! Rencontre aux côtés des médias Le Fil d’Ariane, Place du Cinéma, Sandréas et Les Chroniques de Cliffhanger & Co.

Mélanie, The Spectators : Bonjour et tout d’abord : félicitations pour votre film. Je pense que nous sommes tous d’accord ici pour dire que nous l’avons adoré. Et nous voulons aussi vous féliciter pour votre Grand Prix au Festival International du Film Fantastique de Gérardmer 2024.
Jason Yu : Oh merci beaucoup. C’est incroyable ce qui s’est passé !
Mélanie, The Spectators : Comment vous sentez-vous après avoir reçu une telle reconnaissance envers votre premier film ?
Jason Yu : J’étais très choqué en gagnant le prix et comment je me sens ? Super bien ! J’ai l’impression d’être dans un rêve et je suis très reconnaissant et honoré. Je vois mon film « Sleep » comme un petit miracle étant donné qu’il s’agit de mon premier long-métrage. Déjà d’avoir réussi à le financer, de l’avoir présenté en avant-première au Festival de Cannes 2023 et là de l’avoir projeté au Festival de Gérardmer, c’est un grand honneur. La France est comme je l’appelle la Nation du Cinéma, je suis sûr qu’il existe une meilleure qualification mais la France c’est le pays des amoureux de cinéma. Rien que de regarder le film avec un public français en festival et de voir sa réaction c’était génial. J’ai généralement une faible estime de moi-même et cette réussite m’a rendu plus confiant, peut-être que je serais capable de réaliser un deuxième film et faire mieux.
Mélanie, The Spectators : Oui s’il-vous-plait ! Faites un deuxième film !
Jason Yu : (rires) Merci !
Mélanie, The Spectators : Pour rentrer plus en détails dans votre film, j’ai beaucoup aimé vos personnages, cette idée du couple soudé et aimant dans un film d’horreur. Pour une fois, nous avons un personnage féminin fort qui va à l’encontre des clichés du genre, qui n’est pas une folle furieuse aux yeux des autres. Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs cela ? Avaient-ils la liberté d’improviser, de contribuer à leur développement, et plus particulièrement pour le rôle de la femme Soo-jin ?
Jason Yu : Oui. J’ai eu l’immense privilège de travailler avec ces deux grands acteurs coréens, Lee Sun-kyun et Jung Yu-mi. Ils ont un jeu d’acteur très unique et opposé l’un à l’autre. Jung Yu-mi est très libre telle une toile blanche. Lors du premier jour de tournage, elle m’a approché et m’a dit « Vous savez, vous pouvez me dire ce que je dois faire de A à Z et je ferais exactement ce que vous me dites ». Elle est géniale. Mais à un certain point, j’avais vu qu’elle avait parfaitement compris le personnage et son importance, je n’avais plus vraiment besoin de l’orienter. Je suis toujours ouvert à l’improvisation et il y a plusieurs scènes où Jung Yu-mi s’éloigne du scénario et je les ai gardées dans le montage final parce qu’elles étaient encore meilleures. Ce sont des moments mémorables pour moi. Quant à Lee Sun-kyun, il était très gracieux (n.b. : l’acteur est tragiquement décédé en décembre 2023). Il avait l’habitude de jouer des rôles principaux et cette fois, il était deux à partager l’affiche et il avait une grande forme d’intelligence et de passion envers le projet. Il a compris dès le début que le film ne se concentrerait pas sur lui. Le personnage principal de « Sleep » est Soo-jin et son rôle était de soutenir sa partenaire à l’écran. J’ai trouvé que c’était vraiment désintéressé de sa part et cela a renforcé son personnage dans un sens et la relation du couple à l’écran. À propos de son jeu d’acteur, il arrivait sur le plateau très préparé, parfois un peu trop peut-être. Sur le premier jour de tournage, il connait son personnage sur le bout des doigts, il le porte avec lui. Tous les jours, il venait me voir avec le scénario en main, rempli de notes et on en discutait « vous savez, je ne pense pas que mon personnage dirait ça ou qu’il ressente de la colère à ce moment-là, il ressentirait de la tristesse plutôt, il serait plus aimant que sceptique ». Il donnait volontiers son opinion sur son personage. S’il nous arrivait de guerroyer un peu, c’était toujours pour le bien du film et la plupart du temps, il avait raison. Je réalise aujourd’hui que j’étais peut-être trop conservateur avec mon scénario et son rythme plutôt que d’être honnête envers les personnages.
Gilles, Place du Cinéma : Donc vous aviez confiance en vos acteurs qu’ils prennent les meilleures décisions ?
Jason Yu : Je n’ai jamais pensé à ça de cette manière parce que leurs suggestions étaient toujours très bonnes et authentiques. Les deux acteurs étaient toujours ouverts à améliorer les scènes et rendre « Sleep » meilleur. J’ai eu beaucoup de chance que le casting et l’équipe du film aient toujours de bonnes idées à partager. C’est une expression coréenne dans l’industrie cinématographique qui dit « il y a deux types d’équipe : l’une, pas très passionnée qu’il faut constamment alimenter pour créer de la passion autour du projet et l’autre, trop passionnée qu’il faut savoir éteindre pour la calmer un peu ». Et j’ai eu tellement de chance qu’ils soient tous passionnés par ce petit projet et je n’avais plus qu’à choisir les meilleures scènes. Je ne suis même pas sûr quelle était la question au départ mais j’espère y avoir répondu ! (rires)
William, Les Chroniques de Cliffhanger & Co : Un autre personnage très important du film est le décor principal de l’appartement. Vous avez une approche très minimaliste, peu de personnages, comparable à une pièce de théâtre. Comment avez-vous abordé cette mise en scène ?
Jason Yu : C’est très intéressant car je pense dans une certaine mesure, j’ai abordé le film comme une pièce de théâtre. « Sleep » est aussi divisé en chapitres et le décor reste globalement le même bien qu’il évolue à chaque partie, c’est donc l’ambiance qui change. C’est ça que j’adore dans les pièces de théâtre : elles sont efficaces et ont une façon particulière de montrer le temps qui passe. Je voulais une dissolution entre ce qu’il se passe dans l’appartement et le monde à l’extérieur. Nous avons beaucoup travaillé ça avec le décorateur et le directeur de la photographie, que le lieu et l’ambiance fassent écho aux sentiments des personnages selon les chapitres. Dans la première partie, on voulait souligner l’amour entre Soo-jin et Hyeon-soo, l’appartement est chaleureux et cosy avec plus d’accessoires et de lumière. Dans la seconde, pour souligner le stress et la terreur que Soo-jin ressent, nous avons rendu l’appartement plus froid et claustrophobe et dans la dernière partie, il fallait montrer à quel point ils devenaient fous, nous sommes peut-être allés trop loin avec celle-ci (rires).
Evan, Le Fil d’Ariane : Vous étiez l’assistant-réalisateur de Bong Joon-ho (réalisateur de « Parasite », « Memories of Murder »), est-ce que cela vous a influencé pour la réalisation de votre premier film ?
Jason Yu : Après avoir été diplômé de l’université, mon premier travail était un des assistants-réalisateurs de Bong Joon-ho sur « Okja », une très longue période qui a duré deux ans et demi. J’étais avec lui de la pré-production à la post-production et aussi toute la promotion. J’ai eu la chance immense d’être à ses côtés, d’observer le réalisateur qu’il est. Ceci étant dit, à l’époque où je travaillais avec lui, je n’ai jamais pensé que j’étais en train de tout réapprendre. J’étais trop occupé par mon propre travail et ne pas ruiner son film. C’est seulement lorsque j’ai commencé à travailler sur « Sleep » que j’ai réalisé que je cherchais, consciemment et inconsciemment, imiter sa manière de réaliser. Je peux dire sans me tromper que tout ce que je sais sur la réalisation d’un film, je l’ai appris de cette période et de Bong Joon-ho. Cela a eu ses avantages bien sûr, les équipes de marketing ont pu utiliser cette relation pour promouvoir mon film et Bong Joon-ho, très gentiment, en a dit du bien cela a clairement aidé pour la sortie du film. Je lui suis très reconnaissant.
Andrea, Sandreas : Pourquoi avez-vous choisi de réaliser un film d’horreur comme premier film ?
Jason Yu : C’est marrant parce qu’en tant que spectateur, le cinéma d’horreur n’est pas ce que je préfère. J’avais toujours très peur des films d’horreur, non pas qu’ils soient mauvais car il y en a d’excellents, mais je suis facilement effrayé. Dans ma jeunesse, mes amis me trainaient les voir au cinéma et j’étais traumatisé pendant des semaines. Ces expériences-là m’ont fait me distancer du cinéma de genre pendant longtemps. Puis j’ai réalisé très vite lorsque j’ai commencé à développer « Sleep », rien qu’avec ce sujet en lui-même, je devais faire un film d’horreur. J’avais du rattrapage ! Alors j’ai passé beaucoup de temps à regarder et étudier les grands films d’horreur de grands cinéastes et c’est là que j’ai pris conscience que j’aimais ce genre. L’horreur est maintenant devenu l’un des mes genres préférés. Il y a tout un artisanat magistral qui est développé dans ces films. Je crois que celui que je préfère par dessus tout c’est la comédie romantique, mon plaisir coupable, et donc même si j’étais en train de créer un film d’horreur, mon amour pour les comédies romantiques s’est fondu au projet et « Sleep » est devenu un objet hybride que l’équipe marketing a eu du mal à positionner (rires).
Gilles, Place du Cinéma : Êtes-vous familier du travail de Jordan Peele (réalisateur de « Get Out », « Nope ») ? Il a dit récemment, qu’en tant que comédien qui fait du cinéma de genre, la seule différence entre la comédie et le film d’horreur est la musique. Que pensez-vous de cela ?
Jason Yu : Je suis profondément d’accord avec ce qu’il a dit. Si je vais plus loin, c’est le son et la musique. Quand on a commencé le montage des rush sans son et sans musique, on s’est dit que c’était le film le moins effrayant du monde et juste une romance dramatique entre ces deux personnages. On était dévasté parce qu’on pensait avoir complètement échoué et puis, quand on a commencé à ajouter le son et la musique, c’est vraiment là que toute l’essence du suspens et de l’horreur provient. Avant ça, nous pensions vraiment avoir créé une « piece of merde » (rires). Donc quand j’ai lu ce que Jordan Peele en dit, j’étais complètement d’accord. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, au premier abord on penserait que ce sont les visuels qui nous hantent mais non. Il y a surement une explication scientifique mais c’est vraiment intéressant le pouvoir du son et de la musique.
Mélanie, The Spectators : À propos, si vous pouviez nous parler de vos références cinématographiques pour « Sleep » où l’horreur et l’angoisse proviennent d’un rien, quelque chose d’aussi simple et essentiel que le sommeil devient terrifiant. Je pensais à la saga « Les Griffes de la Nuit » et son tueur iconique Freddy qui joue sur cette peur de dormir. Ça en faisait partie ?
Jason Yu : « Les Griffes de la Nuit » est une super référence. Je ne suis pas sûr qu’il a directement influencé le film, du moins pas consciemment. Après la sortie du film, en échangeant avec les différents publics, j’ai réalisé que mon film était influencé par beaucoup d’autres. Rien que pour le potentiel que représente le sommeil dans les films d’horreur est génial. Le sommeil est un état d’abandon, de capitulation et dans un couple, on se sent en confiance de s’endormir à côté de la personne qu’on aime. C’est notre « safe place ». Et donc, de jouer avec ça, de l’inverser pour le rendre hostile et dangereux. Cette idée du foyer où on est censé se ressourcer, se reposer devient un milieu dangereux, c’est une idée dévastatrice. « Les Griffes de la Nuit » est terrifiant à cause de ça.
Evan, Le Fil d’Ariane : Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre tradition et modernité, spiritualité et sciences modernes ? Cela me fait penser à « Dark Water » d’Hideo Nakata (réalisateur japonais).
Jason Yu : Je suis désolé, je n’ai pas vu ce film ! Ces interviews démontrent ma trop grande ignorance encore sur le cinéma. J’ai beaucoup de retard dans mon apprentissage et visionnage des films. Pour répondre sur la partie tradition et modernité, c’est spécifique à la société coréenne, voire asiatique dans sa globalité. Nous comptons beaucoup sur les sciences et la technologie médicale pour le moindre petit problème. Ceci étant dit, réunissez 10 coréens dans une salle, au moins 7 d’entre eux auront déjà consulté un chaman, pratiqué certains rituels pour faire fuir des fantômes ou acheté des talismans et autres accessoires pour une spiritualité positive. C’est très paradoxal finalement et pourtant, ces deux parts de la société coréennes coexistent naturellement. Cela se ressent dans le film pourtant cela n’a jamais été un objectif, c’est juste inné en tant que citoyen coréen j’imagine que tout cela soit présent dans le film.
William, Les Chroniques de Cliffhanger & Co : Sans trop spoiler, je souhaiterais discuter de la fin. Deux dénouements sont possibles : l’un où la femme dit la vérité et l’autre où le mari fait semblant pour la calmer. Comment êtes-vous arrivés à cette conclusion ?
Jason Yu : Dès l’écriture du scénario, je n’essayais pas de tromper l’audience. S’il y a une raison à ces deux possibilités, c’est simplement parce que tout au long du film nous suivons ces deux personnes interpréter la même situation. Je pense que les deux interprétations sont attirantes et avec une telle fin, les spectateurs prendront partie pour une interprétation plutôt que autre par rapport à leur propre expérience. J’aime à croire que les personnages, Soo-jin et Hyeon-soo, bien après les événements du film, réévalueraient tout ce qui s’est passé. J’apprécie le fait que les spectateurs aient matière à discuter en sortant de la salle et partagent leur croyance sur la fin de l’histoire. Je ne voulais fermer aucune porte. J’ai une bonne anecdote d’ailleurs. Lorsque j’ai montré le film à Bong Joon-ho, il a pris quelques notes pendant le film et il a dit « Tu peux ignorer ce que je vais dire mais je vais te faire part de quelque chose d’important : je sais que tu as ton explication sur ce qu’il se passe dans le film mais écoute, tu devrais la fermer (rires) parce que la joie unique que procure ton film provient du fait que le public passera un moment amusant à le décrypter et l’interpréter. Ne leur gâche pas le plaisir ! » J’ai répondu « Ok, je vais faire ça ». (rires)
Nous remercions Jason Yu pour le temps qu’il nous a accordé et sa gentillesse. Son premier film, « Sleep« , sort le 21 février.
