Invitée d’honneur de la 12ème édition du Champs-Élysées Film Festival, la réalisatrice, scénariste et productrice américaine, Eliza Hittman, est une cinéaste reconnue avec seulement trois films à son actif. Son dernier long-métrage, « Never, Rarely, Sometimes, Always » sorti en 2020, est une oeuvre forte et militante sur le droit à l’avortement aux États-Unis. Du ciné à la télé, il n’y a qu’un pas et Eliza Hittman excelle dans les deux. Rencontre.
Mélanie (The Spectators) : Tout d’abord, qu’est-ce que ça vous fait d’être l’invitée d’honneur du Champs-Élysées Film Festival où on peut (re)découvrir vos films sur grand écran ?
Eliza Hittman : C’est génial ! Je suis venue au Champs-Élysées Film Festival pour la première fois en 2014 pour présenter mon premier long-métrage « It Felt Like Love ». C’était incroyable de voir que mon travail était vu et apprécié à Paris alors c’est très émouvant pour moi de revenir des années plus tard en tant qu’invitée d’honneur et d’avoir tous mes films célébrés.
M : Vous êtes une habituée du festival maintenant !
EH : Oui et c’est super de voir qu’il y a de la place pour des films indépendants moins traditionnels qu’il est de plus en plus difficile de produire et de sortir au cinéma.
M : Vous avez réalisé trois films avec des thèmes récurrents tels que la sexualité chez les adolescents, les difficultés rencontrées par les femmes en général, etc. Qu’est-ce qui est le plus important pour vous dans le fait de traiter ces thèmes à l’écran ? Je parle pour moi mais ce sont des sujets très importants et je pense pour beaucoup d’autres jeunes femmes, cette représentation est essentielle et peut aider.
EH : Je pense que la jeunesse en général est le genre de mes films et les thèmes que j’aborde sont universels. Dans un sens, j’ai réalisé des films sur l’homophobie intériorisé, son impact sur l’individu, la famille, la communauté, mais aussi sur le droit à l’avortement, ne pas avoir ce droit de choisir ce que l’on veut faire avec son corps, etc. Le noyau de mes oeuvres je dirais que c’est avant tout l’identité, plus que de réduire ça au thème de la jeunesse.
M : Ce sont très souvent des histoires de passage à l’âge adulte, qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans ces années-là d’un individu ?
EH : On voit le fait de grandir comme un processus de transformation. Je l’aborde comme un processus de désillusion, le fait de réaliser notre valeur dans ce monde. Cette prise de conscience de notre valeur personnelle est difficile.
M : Ce sont les années qui nous définissent en quelque sorte. En tant que réalisatrice indépendante, diriez-vous que vous avez plus de pouvoir et de liberté sur ce que vous souhaitez filmer et exposer dans vos oeuvres ? De raconter les histoires qui vous tiennent vraiment à coeur ?
EH : Absolument. Travailler dans le cinéma indépendant m’a permis d’être intransigeante concernant les thèmes que je choisis d’explorer et avec qui. J’ai le choix de mon casting. Je me sens très chanceuse d’avoir pu réaliser trois films et donc trois portraits non conventionnels.
M : Et ce sont des films superbes, je les aime beaucoup ! Vous faites un travail remarquable et je peux imaginer que vos films sont très importants à vos yeux puisqu’il est plus difficile de les faire financièrement parlant.
EH : Tout à fait.
M : Vous avez également travailler sur des séries et notamment pour des grands studios tels que Netflix et HBO. Comment ça s’est passé pour vous ? Est-ce l’un de vos souhaits de continuer à travailler pour le cinéma indépendant et pour des séries à gros budget ?
EH : Oui, ce sont deux royaumes très différents pour moi. Un dans le cinéma représente ma voix. L’autre dans les séries est une opportunité de jouer et d’apprendre dans de plus grands bacs à sable (rires). Je n’écris pas pour les séries télé, en général, je suis juste embauchée en tant que réalisatrice de quelques épisodes. C’est une opportunité d’explorer de nouvelles techniques dont je n’aurais pas nécessairement accès sur un tournage indépendant. Et parfois, c’est sympa de ne pas être la scénariste.
M : Vous avez moins de pression.
EH : Oui, moins de pression et je me vois plus comme une collaboratrice secondaire.
M : Avez-vous une préférence entre les deux ? J’imagine que vous vous épanouissez plus dans le cinéma indépendant
EH : Oui, avec mes propres projets. Ce sont presque deux identités très distinctes.
M : Bien entendu vous êtes réalisatrice et scénariste mais aussi productrice. Comment choisissez-vous vos projets, notamment en tant que productrice où ce ne sont pas les vôtres directement ?
EH : Je ne produis pas tant que ça. Je suis majoritairement une scénariste et réalisatrice.
M : Avez-vous l’envie de produire davantage ? Avez-vous pensé à produire des oeuvres provenant de jeunes talents qui débutent dans le métier ?
EH : Oui, je suis toujours intéressée par les voix émergentes. C’est important pour moi d’essayer de les mettre en avant. Restez ouverte et à l’affût.
M : Je souhaiterais parler de votre dernier film « Never, Rarely, Sometimes, Always ». Je l’ai trouvé brillant comme beaucoup beaucoup de monde. Il a reçu une très belle reconnaissance dans différents festivals. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les recherches que vous avez mené pour ce film ? Il est très authentique et parait très vrai, presque documentaire.
EH : J’ai tout d’abord commencé par m’intéresser au sujet du droit à l’avortement, j’ai voulu l’explorer, j’ai effectué beaucoup de travail de terrain. Je suis allée dans différents plannings familial, j’ai visité plusieurs cliniques et j’ai passé du temps à échanger avec les assistants et travailleurs sociaux. J’essayais de comprendre et de me mettre en situation mais aussi de récupérer des anecdotes. Et de me mettre à la place des jeunes personnes qui voyagent jusqu’à New-York City pour consulter. Quels étaient les épreuves auxquelles elles étaient confrontées. C’était une belle leçon d’humilité d’avoir accès aussi aux docteurs qui s’occupent des opérations, d’aller dans des centres de crise un peu partout aux États-Unis. J’ai fait toutes les démarches de mon personnage personnellement pour comprendre au mieux tout le cheminement.
M : Félicitations pour tout ça. J’ai moi-même appris des choses grâce à votre film. Comme je le disais auparavant, ces films peuvent aider et transmettre les bonnes informations. J’étais choquée avec une scène en particulier où la protagoniste réalise que l’assistante sociale du planning familial lui avait menti sur la durée de sa grossesse, tout ça pour l’empêcher d’avorter. On ne peut pas imaginer quelqu’un mentir sur ça alors même que l’individu travaille dans un centre de crise.
EH : Oui, il existe toute sorte de tromperie et de manipulation dans le mouvement anti-avortement dont on a pas idée.
M : Et le sujet de votre film est, malheureusement, de plus en plus récurrent dans nos vies et dans nos pays. Surtout aux États-Unis, en ce moment-même. Est-ce que cela vous inquiète, vous fait peur de voir le droit à l’avortement retiré pour des milliers de femmes ? De voir cette société reculer ? Ou êtes-vous plutôt optimiste de voir que les choses changent lentement mais sûrement ?
EH : Ce qui est terrifiant aux États-Unis c’est la déconnexion du public, quand on voit où on était il y a un an et où on est aujourd’hui. Il y a un gros problème d’écoute et de dialogue. La pendule oscille dans les deux sens, nous sommes très à droite en ce moment et j’espère que les jeunes générations sauront nous ramener vers la gauche.
M : La culture sert aussi à ça, nous faire face à une bien triste réalité et qu’il faut se battre pour ce qui nous revient de droit. Ce que j’aime aussi beaucoup dans votre film c’est que vous montrez tous les dangers qu’entraîne le mouvement anti-avortement. Tous les risques que les femmes prennent pour se faire avorter par n’importe quel moyen, voyager loin, l’automutilation, faire de mauvaises rencontres sur le chemin parce qu’elles sont abandonnées à elles-mêmes.
EH : Aux États-Unis, c’est toujours très stigmatisé. C’était très difficile pour moi de trouver quelqu’un pour mes recherches qui l’avait vraiment vécu. Le fait que je n’arrivais pas à trouver quelqu’un qui était prêt à en parler démontre aussi à quel point c’est encore tabou et honteux dans notre société d’avoir fait le choix d’avorter.
M : On trouve également beaucoup de toxicité de la part des hommes dans vos films. Diriez-vous que vous avez un devoir d’exposer cela dans vos oeuvres ? D’avertir la jeunesse sur ces problèmes, le manque d’éducation.
EH : Quand j’ai écrit « Never, Rarely, Sometimes, Always », je voulais que ça soit une odyssée poétique. Mais il n’y a aucun protagoniste conventionnel. Il n’y a pas de petit-ami ou de parents qui cherchent à tout prix à l’empêcher d’avorter. Je voulais montrer à quel point l’environnement lui-même pouvait être hostile et un antagoniste. J’ai mis en avant plutôt des moments de conflits qui parlent d’eux-même, des obstacles sur son chemin plutôt qu’un méchant dans l’histoire.
M : Vous arrivez à montrer tout ça sans dialogue, juste avec l’image. C’est très puissant et ça reste avec le spectateur longtemps après. Les deux actrices principales sont fantastiques. Comment vous les avez trouvées ?
EH : C’était quelque chose qui nous a divisé, je voulais caster des actrices non-professionnelles. Elles devaient paraitre réelles et inconnues du grand public pour plus de crédibilité. Je ne voulais pas que mon film devienne une propagande made-in Hollywood si on avait choisi des actrices connues. Évidemment, ce n’est pas un documentaire, ça reste une fiction que j’ai poussé le plus possible vers une vérité plausible. Les deux actrices sont brillantes et sont complémentaires à l’écran. L’une est optimiste et l’autre est pessimiste.
M : Elles forment un beau duo et ont une belle dynamique et démontre l’importance d’avoir un soutien dans ces moments-là et l’importance d’une entraide féminine. Avez-vous des projets futurs ? Êtes-vous en train d’écrire un nouveau scénario ?
EH : J’attends. Aux États-Unis, c’est la grève. Et je suis fière d’appartenir à la Writers Guild of America et je suis solidaire avec mon union. Je délaisse mes stylos pour l’instant.
M : Merci beaucoup pour votre temps, c’était un plaisir !
EH : Merci à vous, bon festival !
