Ira Sachs, invité d’honneur de la 12ème édition du Champs-Élysées Film Festival, s’est confié sur son nouveau film « Passages » et sur sa carrière. Le réalisateur et scénariste américain est un pionnier dans le cinéma indépendant américain et ses films ont connu de beaux jours. On pense notamment au choc « Keep The Lights On », long-métrage semi-autobiographique sorti en 2012, ou encore « Brooklyn Village » en 2016. Rencontre.
Mélanie (The Spectators) : Tout d’abord, félicitations pour votre très beau film « Passages » présenté lors de la cérémonie d’ouverture. Qu’est-ce que cela vous fait de revenir au Champs-Élysées Film Festival après toutes ces années (il était venu lors de la 1ère édition) en tant qu’invité d’honneur ?
Ira Sachs : Je suis heureux de continuer à faire des films. La première fois que j’ai participé au festival, c’était difficile à croire, je ne pensais pas que ça pouvait être possible. Je m’étais battu pour sortir et présenter mon film de l’époque « Keep The Lights On » et depuis, ces 10-12 dernières années ont été très fertiles pour moi. J’ai l’envie d’en faire plus encore !
M : Nous reviendrons sur « Keep The Lights On » est un peu plus tard mais c’est indéniablement un film majeur dans votre carrière. Vous êtes familier de plusieurs festivals de film dans le monte, vous avez gagné des prix au Festival de Sundance, au Berlinale et au Festival du Cinéma Américain de Deauville. Diriez-vous qu’il y a plus de pression à présenter et lancer un film durant un festival ?
IS : Cela dépend du festival. S’il est question de vendre le film d’un point de vue commercial, si le festival fait lieu de marché du film aussi, il y a alors beaucoup plus de pression. On fait alors face aux « Monstres du Capitalisme ». Et on le fait un avec un objet qui nous est très personnel, un film à défendre, et la vulnérabilité est palpable et réelle et la possibilité d’une certaine violence parait imminente.
M : J’imagine que vous êtes plus décontracté aujourd’hui présentant « Passages »…
IS : Oui, le film est déjà fait et on fait face ici à un public plus à même d’apprécier notre travail.
M : Parlons un peu de « Passages » : pourquoi la France ? Je sais que vous aimez collaborer avec différents pays, vos films sont souvent internationaux du point de vue de la production et du casting, qu’est-ce qui vous a plu dans notre pays et qu’est-ce qui vous plait dans le cinéma français ?
IS : J’ai grandi avec le cinéma français au début de ma vingtaine. C’est un peu comme ma famille. C’est un langage dont je suis très familier. Aussi, j’ai vécu à Paris au milieu des années 80 durant trois mois. J’ai découvert une passion pour le cinéma ici. C’est la ville autre que New-York City et Memphis, Tennessee (sa ville natale) que je connais le mieux. Je reviens souvent en France, à Paris, j’y ai vécu des relations et déceptions amoureuses, j’ai pleuré, j’ai ri, j’ai trouvé des amis ici, donc à mes yeux c’est une ville dont je me sens appartenir. Je me sentais à l’aise de créer et développer une histoire ici.
M : Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec Adèle Exarchopoulos ? Avez-vous son film « La Vie d’Adèle » (en anglais : « Blue Is The Warmest Color ») ? Vous avez un film qui s’appelle « Forty Shades Of Blue », coïncidence ?
IS : (rires) Ah, c’est vrai ! Mais malheureusement non, je n’ai pas vu « La Vie d’Adèle », je l’ai vu dans le film « Sibyl » de Justine Triet et j’ai été frappé par sa présence à l’écran. J’ai partagé mon travail et mon scénario avec elle, nous sommes allés boire un café sur le Boulevard Saint-Germain, et c’était une relation très fluide. Elle est formidable, elle est un peu d’un autre monde. C’est une déesse mais aussi très simple et très humaine. On le ressent à l’écran aussi. On a l’impression qu’il se passe toujours quelque chose dans sa tête, une histoire dont on ne fait pas partie.
M : Elle a beaucoup de créativité…
IS : Elle est créative et elle a sa propre vie déjà bien remplie à mener, elle semble satisfaite de tout ce qu’elle a, c’est pour cela à mon avis qu’elle est capable de prendre son personnage et le rendre aussi dimensionnel.
M : Le film est très authentique, il est rempli d’émotions brutes, j’aime comment vous filmer l’intimité des personnages et leurs sentiments. Quelle a été votre relation avec les acteurs ?
IS : Une relation basée sur la confiance. Il me faisait confiance et se faisant confiance entre eux. Il y avait beaucoup de joie et de plaisir, de bonne humeur aussi sur le tournage qui aident à passer les moments plus difficiles. Il y avait beaucoup de liberté sur le plateau.
M : Diriez-vous que ce sont vos acteurs qui vous guident et qui vous amènent où ils le souhaitent ou bien c’est le contraire ? Vous les guidez là où vous souhaitez qu’ils aillent ?
IS : C’est une dialectique. Ça va dans les deux sens. Je crée une atmosphère où les acteurs sont confiants et sont assurés que l’histoire soit bien racontée et que je sois bien là à veiller sur eux. Sur le moment, ce qui se passe sur un tournage, c’est réellement leur histoire, c’est à eux de la raconter. Ils ont beaucoup de liberté mais l’histoire doit être bien racontée. C’est en quelque sorte un conflit, il y a beaucoup de limites mais dans ces limites, il y a de la place pour l’inconnu. C’est un peu de la psychanalyse, il y a un thérapeute et beaucoup de liberté, de silence et d’agression où tout est possible.
M : Et comment c’était de collaborer avec Ben Whishaw (son interview est à lire ici) qui est ici avec vous pour promouvoir le film ?
IS : C’était fun ! Il est gentil, drôle et est devenu comme un frère pour moi. Il est extraordinaire. Sa modestie se retrouve dans ses interprétations et cela cache une certaine brillance.
M : Complètement d’accord. Je suis fan de son travail et il interprète des rôles intéressants et dans des genres très variés. C’est un peu un caméléon.
IS : Oui, absolument !
M : Vos films sont reliés entre eux. Vous traitez des thèmes récurrents tels que l’amour et la famille et selon moi, vous n’avez pas peur de repousser les limites. Rien n’est embelli.
IS : Tout est embelli. Finalement, le film profite du glamour du cinéma, à mon avis.
M : Est-ce que parce que vous souhaitez rester aussi proche que possible de la réalité ? Est-ce un désir de dépeindre les relations telles qu’elles sont dans la vraie vie ou selon votre propre vécu ?
IS : Je veux juste créer une oeuvre avec de la profondeur, avec un impact. J’essaye d’être vrai parce que j’essaye d’être bon dans ce que je fais. Pour moi, être bon c’est d’avoir de l’épaisseur, être à la fois libre et dans le contrôle.
M : « Keep The Lights On » et « Passages » ont de nombreuses similarités : le chaos dans le couple homosexuel, le réconfort qu’un personnage peut trouver auprès d’une femme, la coparentalité, les deux personnages sont artistes dans le monde du cinéma. Qu’est-ce qui vous fascine dans ces relations aimantes mais tumultueuses ?
IS : Je suis curieux de savoir dans « Passages » où voyez-vous la relation aimante ? (rires)
M : Je trouve qu’il y a de l’amour dans le couple homosexuel, entre Tomas (Franz Rogowski) et Martin (Ben Whishaw). Ils ont vécu de nombreuses années ensemble, c’est une relation avec beaucoup d’histoire. Ils sont confrontés à l’impossibilité d’être ensemble.
IS : Oui, je vois ce que vous voulez dire. C’est presque comme s’ils ne faisaient qu’un. Ils se consument. Je parlais avec quelqu’un hier des mots « amour » et « famille » que l’on a tendance à considérer comme simples. Il n’y a pas deux mots plus compliqués. C’est ça qui est fascinant pour moi.
M : Le film parle de transition et de changement. Vous sentez-vous changé en ce moment dans votre carrière, dans votre vie ?
IS : Toujours. C’est ce qui est palpitant avec le cinéma, le potentiel de capturer toute la possibilité d’un texte. Ce qui se passe quand nous échangeons, simplement, ce que le visage et les yeux transmettent. Tous ces petits détails, c’est infinitésimal et c’est à mes yeux le grand frisson de voir des expériences humaines. En ce qui concerne le changement, je me sens très libre d’avoir réalisé ce film, j’aime me dire que chaque film sera mon dernier comme ça je sens que je n’ai rien à perdre.
M : Le cinéma indépendant est politique, il nous questionne et nous transporte. En tant que cinéaste très important pour la communauté LGBT, diriez-vous que les représentations évoluent dans la bonne direction ?
IS : Je pense que l’évolution ne va pas dans une seule direction. Je pense à ma propre famille, j’élève mes deux enfants avec mon mari et nous les élevons avec leur mère et sa femme. C’est une évolution qui est possible que je pensais impossible il y a 30 ans. Par ailleurs, les films vers lesquels je me tourne pour trouver de l’inspiration, qui sont les plus récents, ne sont pas les plus contemporains. Je me retourne vers Pasolini, Visconti et Chantal Akerman. L’imagerie de nos jours est plus répressive. Il faut se battre avec son temps et faire ce qui est possible.
M : Vous avez fondé une association qui soutient l’art queer. Avez-vous trouvé une forte culture queer à Paris comparé à New-York City où vous avez tourné plusieurs de vos films ?
IS : C’est intéressant parce que je ne pense pas avoir trouvé quelque chose de différent à Paris comparé à New-York. Je trouve qu’il y a beaucoup de similarités entre ces deux villes en termes de communauté. Je pensais que « Passages » serait un film sur l’identité. Et en fait, non, c’est un film sur les expériences. Les acteurs sont bien plus jeunes que moi et la question de la sexualité est plus fluide pour les nouvelles générations comparées à la mienne.
M : La question des genres et de l’identité est d’autant plus présente aujourd’hui.
IS : Oui, c’est sûr. Quand j’ai écrit ce film, je me suis dis : le moment où un homme homosexuel a une relation avec une femme, les gens questionnent ça. J’ai voulu contrer ça que ce soit dans l’écriture et la réalisation du film. Il n’y a pas de place pour ça dans mon film.
M : Sur une autre note, avez-vous déjà considéré à faire une série télé ?
IS : J’ai travaillé sur une idée de série en 2007 et ça ne s’est jamais fait. Je ne le referais pas. Ce n’est pas pour moi. Ce n’est pas indépendant, c’est par nature corporate. J’ai eu beaucoup de chance de réaliser des films indépendants et pour moi c’est la liberté d’expression et esthétique. Mes films ne sont pas faits par des groupes de gens.
M : Avez-vous des futurs projets que vous souhaiteriez partager ?
IS : Je tourne un film en novembre à New-York sur une journée dans la vie du photographe Peter Hujar avec Ben Whishaw, je suis impatient !
M : C’est une super nouvelle, ça ! Vous faites une super équipe.
IS : C’est gentil ! (rires)
M : Merci pour votre temps, c’était un plaisir. Bon festival !
IS : Merci, à vous aussi !
